dimanche 23 décembre 2007

La danse et l'espoir

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Avant tout, la danse est un réflexe, une expression spontanée d'émotions vivement ressenties.

L'homme a trouvé là un moyen de satisfaire son désir de tangence avec l'univers.

S'assimilant au mouvement il devient le jeu des quatre dimensions. À l'intérieur des limites humaines la variété est infinie, puisant au sein même de la vie.

Aussi faut-il dégager de cette idée, le concept de la force d'évolution dans la danse et rejeter comme une erreur profonde l'idée fixe d'une danse toujours la même.

La danse académique, celle qu'on nous présente encore, et à retard, offre exclusivement au spectateur un plaisir des yeux par une virtuosité exceptionnelle des jambes, à l'encontre de reste du corps, et tend uniquement à s'affranchir des lois de la pesanteur.

Le danseur, astreint aux méthodes désuètes, devient un instrument de mécanique, exécutant des mouvements dépourvus de sens, et le chorégraphe répète dans un langage facile et desséché ce qui fut déjà dit. On fait de la danse pure, l'art pour l'art: expression de décadence, cristallisation et mort.

La danse perd son caractère humain, consistant à traduire l'intensité de la vie, les sentiments, les aspirations, tant individuels que sociaux. On accomplit des actes à l'encontre de la vie.

La danse perd sa place poétique dans la réalité, et elle entraîne l'homme. L'académisme est un cercle vicieux.

Heureusement la vie a raison de la mort. Les énergies, étouffées longtemps, trouvent le soin de se libérer par la suite, avec une fureur accrue.

Des pionniers ont, dès le début du siècle, jeté la semence. Le besoin pressant a éclaté. Presque en même temps, Isadora Duncan, Jacques Dalcroze, Mary Wigman et d'autres, élaboraient leurs conceptions sous des angles différents, mais ils étaient tous d'accord sur l'essence.

Et, dans la danse, on en revient aujourd'hui à la magie du mouvement, celle qui met en cause les forces naturelles et subtiles de l'homme, visant à exalter, à charmer, à hypnotiser, à arrêter la sensibilité.

Il s'agit de remettre en action la surcharge expressive enclose dans le corps humain, cet instrument merveilleux, et de redécouvrir, selon les besoins actuels, les vérités connues déjà d'anciennes peuplades primitives ou orientales et concrétisées dans des danses du féticheur nègre, du derviche tourneur ou du bateleur tibétain, s'adressant aux sens avec des moyens précis. La danse atteint sa raison d'être, quand elle sait charmer le spectateur et le faire revenir par l'organisme, jusqu'aux plus subtiles notions. Pour en arriver là, il faut remettre en cause organiquement l'homme, ne pas craindre d'aller aussi loin que nécessaire dans l'exploration de sa personne entière.

D'accord avec les démarches actuelles de la science, et s'appuyant sur le principe de l'unité fondamentale de l'homme, on essaye de retrouver les points sur lesquels se localisent l'émanation de la pensée affective et l'émanation de l'effort physique. La science démontre que ces points sont les mêmes.

On procède donc du dedans au dehors, c'est-à-dire de l'intérieur de l'homme à la matière extérieure, objet de l'art qu'il confronte. En ce cas-ci: temps, espace, pesanteur, car tout est à refaire, notre décadence nous ayant projetés si profond dans le chaos.

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L'histoire des civilisations nous apprend qu'à leur origine la danse est étroitement liée à la religion. Un étrange courant s'empare de tous. Une énergie toute neuve pousse les hommes à se réunir dans un commun espoir, dans une même foi. Des conceptions entourant les mystères s'élaborent, toutes activités se tendent dans le même sens. L'unité préside à toutes les relations, à toutes les manifestations.

L'homme danse pour célébrer naissances, initiations, mariages, semences, récoltes, offrandes et sacrifices. La danse participe directement de sa vie.

La religion dirige la danse dans le sens de ses dogmes et de sa morale, contribuant pour une large part à lui donner son caractère défini. Elle en use à cause de son pouvoir d'incantation qui ravit l'homme jusqu'au sein des divinités et à cause de son action magique sur le peuple. La danse est liée infailliblement à toutes les religions à cause de ce côté mystérieux de la nature humaine qu'elle provoque.

L'église chrétienne n'a pas fait exception. Dès qu'il commença à se répandre, le christianisme introduisit la danse dans les cérémonies de culte.

Aujourd'hui la séparation est définitive entre le chœur et la nef. Il n'en était pas ainsi alors. À certains moments, les assistants franchissaient cette barrière et venaient dans le chœur participer aux danses dont les prêtres étaient les coryphées. La récitation rythmée des psaumes correspondait à l'action dramatique, et ces danses, aux évolutions du chœur.

Il y avait aussi les réunions d'hommes et de femmes qui se rendaient dans le désert pour y danser et y accomplir leur salut.

S'instaurant dans les rites sacrés, la danse entoure ses évolutions du décor, des costumes, des parfums, enfin du climat le plus favorable. On voit en Égypte les astronomes décider de la date, de l'heure et de l'endroit du spectacle influant sur la pensée par leurs connaissances hermétiques.

À Bali (note: Dance and Drama in Bali, par Beril Zoete et Walter Spies.) on joue un certain drame du nom de «Tjalonarang», pendant la nuit, lorsque les influences magiques sont les plus fortes. Le dénouement devant arriver au point culminant vers minuit.

La représentation se déroule près d'un cimetière, parce que c'est l'endroit où l'on trouve généralement les sorcières. Tjalonarang est souvent donné en temps de maladies. Mais sa représentation n'est pas sans dangers, car son contenu magique peut être une source de périls aussi bien que de protections. De plus, sa grande antiquité et son rapport avec le culte des ancêtres est magiquement très puissant. Souvent les représentations de Tjalonarang ne peuvent être données en dehors du village à cause de la terreur que ce drame soulève. De mettre tant de magie en action, même au travers du médium des ombres, peut appeler un désastre. Des offrandes très coûteuses et très spéciales sont faites à cette occasion.

Je donne cet exemple du drame balinais, car l'on sait que la danse en fait partie intégrante, principale. Il donne bien l'idée de l'obsession violente de la danse sur le peuple.

Cependant, au cours de l'évolution, lorsque la foi et l'ardeur se retirent d'elle par un mécanisme mystérieux et infaillible, la danse devient profane. Elle s'exerce alors pour quelque temps avec une allégresse folle, incarnant une sorte de libération. À ce moment elle semble trouver une renaissance: on s'y trompe. Les raffinements excessifs préludent immanquablement à la décadence. Hélas! il ne persiste plus que les baladines à la grâce prostituée. Nos chorus-girls sont bien loin des chœurs de Bysance; alors, on méprise la danse, même si on l'adore.

Au déclin, la forme seule demeure, elle tente encore, mais vainement, de divertir; pourvue du seul aspect, elle ne convainc plus. La cristallisation est accomplie, la danse meurt avec sa civilisation.

Par cette filiation de la danse au cosmos, on comprend pourquoi il appartient aux êtres sensibles, aux artistes d'en pressentir la voie, et aux initiés de la déterminer.

Aujourd'hui on s'agite pour reconstruire le monde. L'instrument de sauvetage est l'instinct. Cet instinct si longtemps emprisonné, une partie de notre effort consiste maintenant à le déterrer.

Heureusement, il y a les besoins vitaux, forces irrésistibles; il y a l'espoir et puis, il y a la science qui ne doit pas s'isoler mais présider comme autrefois au culte et à la magie. Il faut que tout s'organise pour la libération, pour retrouver le vertige, l'amour.

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Pénétrons au plus profond de l'homme, au domaine de son inconscient. Des tendances, des désirs, des appétits et des répulsions en composent les éléments. Le trésor réel et profond contenu dans l'inconscient est l'énergie. Maîtres des forces internes et parcelle de l'énergie cosmique, il est le mobile de nos actions. C'est aussi ce que nous a enseigné l'observation de l'antiquité.

Le danseur doit donc libérer les énergies de son corps, par les gestes spontanés qui lui seront dictés. Il y parviendra en se mettant lui-même dans un état de réceptivité à la manière du médium. Par la violence de la force en jeu, il peut atteindre jusqu'aux transes et touchera aux points magiques.

L'énergie cause le besoin, le besoin dicte les mouvements. Parce que le phénomène moteur et le concept sont inséparables, ils possèdent toute leur valeur et leur efficacité.

Par là, on pénètrera dans la connaissance de la localisation de l'émotion dans le corps, et on comprendra comment s'engendre la tension unique qui exprime totalement un sentiment.

Par l'automatisme, le danseur retrouve les localisations du corps; suivant la puissance et le dynamisme propre de son individu, son œuvre personnelle est générale. Ce côté affectif régit tout. Il se localise non seulement sur des points déterminés du corps humain, mais le pousse dans le temps, l'espace, la pesanteur, réunit des groupements, modifie tout de son inflexion.

L'effort du danseur est donc d'aboutir à la coordination parfaite de tous les éléments. Car ce qui importe avant tout, c'est que les émotions qui ont créé les rythmes et le style dans lequel ils ont pris formes, se retrouvent dans leur représentation plastique et que le même frisson de vie les anime.

Le rythme accompagne la danse jusque dans ses formes les plus simples. Il procède de l'intérieur et ses bases sont physiologiques et organiques. Il faut dégager ces rythmes naturels des influences susceptibles d'en entraver l'expression, et en faire ressortir l'enregistrement des éléments physiques avec toute la gamme des facteurs psychiques. Libérer, puis ordonner les facultés d'expansion d'élan, d'élasticité, et d'en faire émerger les prototypes des divers rythmes affectifs.

Instaurer, par et pour le rythme, une éducation provoquant chez le danseur le besoin et le pouvoir spontané d'extérioriser les rythmes ressentis. Enfin, découvrir l'effet sur le spectateur de ces différents rythmes, car ceux-ci ont une force communicative des plus efficaces.

Le rythme s'insère dans le dynamisme qui vise au déclenchement des forces en jeu, et dénoue les conflits. Il rattache les mouvements passés aux mouvements présents, et ceux-ci aux autres à venir.

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L'homme, par sa construction physique et psychologique, embrasse l'espace en largeur, en hauteur, en profondeur. Il donne donc un sens humain à ces dimensions. Dans le lieu délimité, espace objectif et espace rêvé s'unissent comme corps et âme. L'espace possède une nouvelle signification. Le parcours ne s'effectue plus au hasard, mais par hasard, la répartition des attitudes d'un ou de plusieurs danseurs par cette plastique animée communique au spectateur les sentiments et les sensations qui les dictent.

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La loi de gravité est un autre facteur considéré dans la danse. Le danseur joue avec sa pesanteur par les chutes, les sauts, par l'équilibre, par le seul fait de se tenir debout, par le vacillement, le vertige, etc. Il peut, poursuivant son désir, se faire très lourd ou très léger, non pas par des artifices tendant à échapper aux lois de la nature, mais dans l'utilisation harmonieuse de ces lois.

Si le danseur obéit au rythme vis-à-vis de la onirique matière, comment se joindra-t-il aux autres danseurs dans une expansion communicante? Par le jeu même de ses forces, de ses sentiments vivement exprimés. Il est nécessaire que ces danseurs, pour se grouper affectivement, soient libérés et disciplinés dans le même sens, suivant les potentialités propres de leur art. De plus, il est nécessaire qu'ils soient imprégnés d'une conception commune. Celle-ci est liée à l'état ou aux besoins sociaux de l'époque. J'entends ici, besoins sociaux ressentis, enregistrés par la sensibilité, et non pas définis abstraitement. C'est en s'y rattachant par la sensibilité que la danse se situe à l'intérieur du rythme cosmique. L'unité sensible et émotive tendra chaque individu vers un même enjeu et constituera le groupe en une entité vivante, faisant de tous un seul corps.

L'énergétique humaine est le dénominateur commun et la source de toute cette vie. Les danseurs en passant du rythme intérieur au rythme imposé par le dehors dans un jeu d'échanges, participent à la création d'un monde, collaborent à son édification, puis son évolution.

Cette réalité matérialisée par les danseurs poursuivant leurs rêves et faisant jaillir les forces inhérentes de leur nature, produira par la variété des valeurs, des intensités et des situations provoquées des réactions sur les autres danseurs. Il se déclenchera des conflits et un drame naîtra par la mystérieuse symbiose du sens et de la forme.

Un univers est créé, tout un monde respire. Le spectateur assiste à une efflorescence de la vie qui se noue sous ses yeux. Comme au combat de torero, il est atteint par l'émotion, mais aussi, transporté par l'extase.

Le spectacle doit agir sur lui, modifier quelque chose en lui. De là ressort son efficacité, toute sa magie.

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Il faut comprendre qu'on n'est pas libre de choisir un genre de danse; il ne s'agit pas d'ethnologie, mais bien de vie actuelle.

L'art fleurit uniquement sur les problèmes intéressant l'époque, toujours dirigés vers l'inconnu. D'où le merveilleux.

J'ai tenté de préciser la tendance de la danse aujourd'hui. Je suis entré dans des détails n'intéressant que notre temps: ces mystères s'imposent à nous comme la révélation de portes fermées sur des chambres recelant des trésors inexploités. Quand nous possèderons cette connaissance, il nous faudra abandonner ces techniques pour en prendre des nouvelles. La forme toujours varie, mais quelque chose d'éternel, extirpé des danses de tous les temps, s'ajoute à la conscience en polissant une nouvelle facette au diamant de l'activité humaine.


Françoise Sullivan


(Cette conférence a été prononcée à Montréal le 16 février 1948.)